En classe de 5ème, le programme de français recommande l’étude d’un groupement de poèmes qui évoquent les voyages et la séduction de l’ailleurs. Cette séquence s’inscrit dans le cadre de l’objet d’étude « le voyage et l’aventure : pourquoi aller vers l’inconnu ? » en parallèle de l’étude d’un groupement de récits de voyage. Dans les deux cas, il s’agit de réfléchir à ce qui pousse l’homme à vouloir découvrir l’ailleurs. Toutefois, la lecture de textes poétiques propose un éclairage différent et complémentaire. Alors que les récits d’explorateurs ont recours aux discours descriptifs et explicatifs, soucieux d’une approche quasi scientifique, les poètes, quant à eux, se concentrent davantage sur les sentiments. Que ressent celui qui aspire à voyager ? Qu’est-ce qui motive son élan pour l’ailleurs ? Est-ce en explorant de nouveaux horizons qu’on accède au bonheur ? Et l’exil ne peut-il pas nourrir une troublante nostalgie ? Le voyage inspire les poètes car il nourrit leurs rêveries et leur imaginaire. Mais n’ont-ils pas tendance à idéaliser l’aventure ?
1. Pourquoi aller vers l’inconnu ?
De la Renaissance au XVIIIe siècle, les familles aristocrates ont coutume d’envoyer les jeunes hommes faire leur Grand Tour. Il s’agit d’un voyage éducatif, de plusieurs années à travers l’Europe occidentale, dont le but est de parfaire leur connaissance de l’art antique et des humanités gréco-latines. Dans ce contexte, l’Italie se revèle naturellement une destination très prisée. Les jeunes gens ne voyagent pas alors par désir d’exotisme mais par nécessité : il faut faire ce voyage pour montrer d’abord son appartenance à une élite sociale, ensuite parce qu’on doit voir ce qu’il faut avoir vu. Certains lieux deviennent incontournables et la noblesse européenne se forge ainsi une culture commune. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que Joachim du Bellay ait abandonné un temps « sa douceur angevine » pour évoluer au milieu « des palais romains ». Lorsque le cousin de son père, le cardinal Jean du Bellay, doit se rendre à la cour pontificale de Rome, il saisit l’occasion et l’accompagne, espérant ainsi pouvoir s’imprégner de la culture antique.
Au XIXe siècle, les regards se tournent vers d’autres contrées. La campagne d’Égypte menée par le général Bonaparte nourrit l’orientalisme. En effet, de nombreux scientifiques accompagnent l’armée napoléonienne et leurs publications suscitent l’intérêt du public. L’orient fascine les artistes et certains, comme Eugène Delacroix, se rendent dans les pays du Maghreb pour découvrir une culture radicalement différente de la nôtre. Mais les pays d’orient restent souvent méconnus de ceux qui les peignent et les représentations proposées relèvent davantage du fantasme que de la réalité. Les scènes situées dans les harems sont par exemple prétexte à peindre la nudité féminine dans une époque où la société bourgeoise se pare de pudibonderie.
Il n’en demeure pas moins que l’exotisme apparaît alors comme un moyen de rompre radicalement avec son quotidien, sa culture, son éducation… Partir loin de sa terre natale est un moyen de s’affranchir de la monotonie et de l’ennui. Le voyage semble promettre légèreté et liberté. Dans une époque où les poètes sont en proie au mal du siècle puis au Spleen, voyager se présente comme une échappatoire radicale, à l’instar des drogues et de l’alcool. Certains poètes voient dans cette aventure une expérience suffisamment extrême pour permettre « d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens » si cher à Rimbaud.
On le voit, contrairement aux explorateurs qui parcourent le monde pour parfaire les connaissances scientifiques et géographiques ou tout simplement rapporter des ressources naturelles en Europe dans un but commercial, les poètes aspirent au voyage pour des raisons plus personnelles, plus intimes. L’exotisme apparaît, à leurs yeux, comme un remède à l’ennui qui naît de la banalité du quotidien.
”La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres.
Stéphane Mallarmé"Brise marine", Le Parnasse contemporain, 1866
Fuir ! là-bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres
D’être parmi l’écume inconnue et les cieux !
2. L’aventurier : un personnage idéalisé ?
”— Regardez, compagnons, un navire s’avance.
Alfred de Musset"Retour", Œuvres posthumes, 1877
La mer, qui l’emporta, le rapporte en cadence,
En écumant sous lui, comme un hardi coursier,
Qui, tout en se cabrant, sent son vieux cavalier.[...]
Es-tu blessé, guerrier ? Viens-tu d’un long voyage ?
C’est une chose à voir, quand tout un équipage,
Monté jeune à la mer, revient en cheveux blancs.
Es-tu riche ? viens-tu de l’Inde ou du Mexique ?
Ta quille est-elle lourde, ou si les vents du nord
T’ont pris, pour ta rançon, le poids de ton trésor ?
As-tu bravé la foudre et passé le tropique ?
T’es-tu, pendant deux ans, promené sur la mort,
Couvrant d’un œil hagard ta boussole tremblante [...]
Les poètes ont donc des envies d’ailleurs et d’aventures. Certains vers prennent des tonalités épiques car les expéditions en mer ou sur des terres inconnues ne sont pas sans danger. Les poètes sont parfaitement conscients de ces difficultés, mais l’insouciance de la bohème l’emporte. Le jeu en vaut certainement la chandelle car de telles aventures sont incontestablement grisantes. Elles apportent à n’en pas douter une certaine sagesse et une forme de gloire. Il faudra bien sûr affronter les éléments : le froid, la chaleur, les tempêtes… Échapper au naufrage. Le voyage sera certainement long et les années s’envoleront. C’est un tout autre homme qui reviendra « plein d’usage et raison ». Ses cheveux blancs en témoigneront.
Cette image idéalisée du voyageur est certainement influencée par le plus célèbre d’entre eux : Ulysse. On retrouve d’ailleurs des références explicites à l’Odyssée que ce soit sous la plume de Joachim du Bellay ou sous celle de Charles Baudelaire. Cela ne surprendra personne puisque cette épopée est considérée comme un poème fondateur de la littérature.
”Les uns, joyeux de fuir une patrie infâme ;
Charles Baudelaire"Le voyage", Les Fleurs du Mal, La Mort, 1861
D’autres, l’horreur de leurs berceaux, et quelques-uns,
Astrologues noyés dans les yeux d’une femme,
La Circé tyrannique aux dangereux parfums.
Pour n’être pas changés en bêtes, ils s’enivrent
D’espace et de lumière et de cieux embrasés ;
La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent,
Effacent lentement la marque des baisers.
3. La nostalgie ou le mal du pays
Ainsi, les poètes reconnaissent parfois implicitement qu’ils n’osent pas partir, se contentant de rêver d’aventures et de destinations exotiques. Mais ceux qui ont quitté leur terre natale font l’expérience d’un sentiment inattendu : la nostalgie ou le mal du pays. Ils ne trouvent pas dans l’exil ce qu’ils avaient espéré. Déçus, empreints de regrets, ils n’aspirent plus qu’à rentrer chez eux. Se pose alors une question terrible et écrasante : est-il vain de chercher le bonheur ailleurs ? Ne faut-il pas se satisfaire des humbles plaisirs du quotidien ?
”Las d’avoir visité mondes, continents, villes,
Émile Nelligan"Le voyageur", Le Monde illustré, 1897
Et vu de tout pays, ciel, palais, monuments,
Le voyageur enfin revient vers les charmilles
Et les vallons rieurs qu’aimaient ses premiers ans.
”L’homme n’est-il donc né que pour un coin de terre,
Alfred de Musset"Retour", Œuvres posthumes, 1877
Pour y bâtir son nid, et pour y vivre un jour ?
Cette souffrance, tout comme celle qui touche celui qui n’aspire qu’à fuir l’ennui, est néanmoins féconde pour le poète qui nourrit son œuvre en exprimant des sentiments, qu’ils soient réels ou feints.
”Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,
Alfred de Musset"La Nuit de mai", Revue des Deux Mondes, 1835
Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots.
Ainsi, certains doutent de la sincérité des sentiments qu’exprime Joachim du Bellay lorsqu’il compose Les Regrets à Rome. En effet, ces poèmes s’inscrivent dans la tradition élégiaque. Cette poésie lyrique repose sur l’expression d’une souffrance engendrée par le manque et l’absence. Or, le poète angevin était membre de la Pléiade et ambitionnait donc d’offrir à la langue française une littérature en s’inspirant des œuvres antiques grecques et latines. Alors innutrition, imitation ou expression d’un sentiment expérimenté ? Sincérité ou posture poétique ?
Ce qui est certain, c’est que la poésie n’impose pas de pacte autobiographique. Ainsi, quand le jeune poète québécois Émile Nelligan compose un poème intitulé « Le voyageur » qu’il dédie à son père, le lecteur peut légitimement penser que le vieillard dont il fait le portrait correspond à la figure paternelle. Cependant, son père n’avait rien d’un aventurier et le poète lui-même, bien que menant une vie de bohème, n’a que très peu voyagé. Tout ce qui semble bien réel dans ce poème est uniquement la relation distante et conflictuelle entre le père et le fils. Le poète aurait-il donc transposé métaphoriquement ses sentiments ?
Ce poème souligne par ailleurs que la nostalgie ne touche pas tous les exilés. Certains d’entre nous auraient une âme aventureuse et ne pourraient supporter la sédentarité. Ils voyageraient pour voyager, sans nulle autre raison. Selon Charles Baudelaire, ceux-là seraient les vrais voyageurs.
”Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent
Charles Baudelaire"Le voyage", Les Fleurs du Mal, La Mort, 1861
Pour partir ; cœurs légers, semblables aux ballons,
De leur fatalité jamais ils ne s’écartent,
Et, sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons !
Mathieu
Après avoir été professeur de lettres classiques pendant 11 ans, je suis devenu auteur de livres numériques en auto-édition. Par ailleurs, je publie sur ce blog des articles en lien avec l’histoire littéraire et la didactique des lettres.