En lien avec le programme d’histoire et la période des Grandes Découvertes, les professeurs de français peuvent étudier en classe des récits de voyage. Ces textes permettront de traiter l’objet d’étude « Le voyage et l’aventure : pourquoi aller vers l’inconnu ? » qui invite nos élèves à réfléchir aux causes mais aussi aux conséquences du désir profondément humain de sans cesse repousser les limites du monde connu. Pourquoi allons-nous toujours plus loin ? Que nous apprend l’autre ? Que cherchons-nous ailleurs ? Nos motivations sont-elles toujours louables ? Ces questions ont encore du sens aujourd’hui, à l’heure de la conquête spatiale qui s’annonce. L’homme rêve de coloniser les exoplanètes et pense trouver des ressources exploitables en dehors de la Terre. La lecture des œuvres écrites par les explorateurs qui parcoururent les océans du XVIe au XVIIIe siècle peut nourrir notre réflexion.
1. Dimension littéraire du récit de voyage
Le récit de voyage se distingue du carnet de bord car il est généralement rédigé a posteriori par un explorateur qui souhaite partager son expérience et rendre compte de ses découvertes. L’auteur devient narrateur dans la mesure où il s’adresse à un lecteur, avec lequel par ailleurs il partage généralement la même culture. Il construit son discours et ne respecte pas nécessairement une chronologie quotidienne. Le style est travaillé et il y a un véritable souci de captiver le lecteur.
Le pacte de lecture est proche de celui de l’autobiographie. L’auteur, devenu narrateur, raconte un voyage qu’il a vécu et s’engage à dire la vérité. Le lecteur, quant à lui, accepte de lui faire confiance, ne pouvant que difficilement vérifier la véracité de son témoignage. Mais l’explorateur ne peut tout raconter dans les moindres détails. Il opère des choix qui malgré sa sincérité orientent le récit. En outre, il livre son expérience personnelle qui ne peut par conséquent qu’être subjective.
Le récit de voyage s’inscrit donc dans la réalité. Du moins au départ… En effet, le genre est si populaire qu’il a été détourné dans des romans de fiction (Robinson Crusoé) ou des contes philosophiques (Les Voyages de Gulliver). Il s’est parfois intégré au genre épistolaire (Lettres d’un voyageur) et connaît aujourd’hui un véritable succès sous la forme d’articles de blogs consacrés aux voyages. Le récit de voyage s’éloigne de ce qu’il était à l’origine et devient récit de tourisme…
Parmi les premiers récits de voyage, le plus connu est certainement Le Devisement du monde de Marco Polo. Cet ouvrage raconte le voyage de l’explorateur-marchand vénitien qui est allé jusqu’en Chine. Notons au passage que « devisement » signifie « description ». C’est d’ailleurs ce qui fit le succès de ce livre. Les lecteurs appréciaient de découvrir des détails sur la géographie mais aussi sur des mœurs exotiques.
Mais c’est à partir de la Renaissance que le genre prend son envol. Les récits de voyage se multiplient avec la découverte du Nouveau Monde. Les explorateurs témoignent, racontent et décrivent. Ils diffusent leurs écrits grâce à l’invention contemporaine de l’imprimerie.
2. Récit de voyage : dire l’inconnu
Les explorateurs rendent compte de leurs diverses observations. Leurs expéditions donnent lieu à des recensements des ressources naturelles de chaque territoire découvert. Les détails scientifiques, techniques et naturalistes apparaissent comme des gages d’une rigueur objective de l’auteur. Ainsi, dans son Voyage autour du monde, Bougainville n’hésite pas à donner la longitude et la latitude d’un lieu en explicitant la méthode de calcul utilisée. De même, les auteurs donnent fréquemment des informations sur le climat et le relief de la zone qu’ils ont explorée. Le lecteur doit ensuite construire une image mentale à partir de ces diverses informations.
Les auteurs essaient d’être précis. Ils nourrissent donc leurs descriptions en mobilisant tous leurs sens. Ils nous font part de ce qu’ils ont vu, entendu, senti, touché et goûté !
La principale difficulté du récit de voyage réside dans le fait de dire l’inconnu à un lecteur qui n’y a pas accès. Les auteurs ont donc largement recours à la comparaison. Ils établissent des liens lorsqu’ils décrivent la faune et la flore. Ainsi, l’ananas décrit par Jean de Léry ressemble à une pomme de pin. Naturellement, les auteurs comparent également les mœurs des peuples autochtones à celles des Européens. Ils ouvrent ainsi une porte à la critique de notre propre société.
3. Au cœur du récit de voyage : l’étonnement
Les auteurs de récits de voyage opèrent des choix dans leurs narrations. Ils sont bien entendu tentés de surtout raconter ce qui les a le plus étonnés. Les hyperboles et les superlatifs s’accumulent donc dans leurs récits, témoignant de leur surprise voire de leur émerveillement.
Ce qui marque certainement le plus le lecteur, c’est l’étonnement, souvent partagé avec le narrateur, qu’il ressent en découvrant les mœurs des autochtones. Ces textes explicatifs mettent en lumière les absurdités, les inégalités et les injustices de notre propre société. Ainsi, la description du mode de vie des Tahitiens par Bougainville interroge notre rapport à la pudeur, au travail ou encore à la notion de propriété.
4. Le mythe du « bon sauvage »
L’étonnement est à l’origine de la réflexion philosophique.
Il n’est donc pas surprenant de constater que ces récits de voyage trouvent des résonances dans la littérature philosophique. Ainsi, l’Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil de Jean de Léry a inspiré Montaigne pour l’écriture de son chapitre intitulé « Des cannibales » dans les Essais. De même, la lecture du Voyage autour du monde de Louis Antoine de Bougainville a suscité de nombreuses réflexions chez Diderot qui en a fait son Supplément au Voyage de Bougainville. La majuscule mise à « Voyage » témoigne d’ailleurs du fait que c’est bien l’œuvre et non le voyage en lui-même qui a motivé l’écriture de cette réponse philosophique.
En effet, les récits des explorateurs ont fait naître en Europe le mythe du « bon sauvage ». La description de peuples indigènes pacifiques, proches de la nature et heureux, contrastait avec le bilan des sociétés européennes. L’idée s’est alors répandue que les indigènes incarnaient un « âge d’or » tandis que nos sociétés étaient corrompues par nos vices et notre goût du pouvoir, de l’argent, du commerce… Les autochtones paraissaient si purs et sages qu’ils mettaient en lumière nos propres folies et turpitudes.
Ces récits de voyage, au-delà de la simple description, offrent l’occasion d’une réflexion sociale et morale.
5. Pourquoi aller vers l’inconnu ?
Il peut sembler que notre curiosité naturelle et notre appétit pour la connaissance suffisaient à motiver les voyages périlleux des explorateurs du Nouveau Monde.
On peut également naïvement envisager que ces voyages avaient pour objectif d’enrichir notre culture par la découverte de l’altérité.
La vérité est tout de même moins flatteuse et elle apparaît fréquemment dans les récits de voyage. Jean de Léry l’avoue d’ailleurs sans détour à un vieil indigène Tupinamba. Si les Européens traversaient les océans, c’était pour trouver des ressources à exploiter et à commercialiser : or et métaux, pierres précieuses, bois, denrées alimentaires, teintures… Si leurs hôtes négligeaient le concept de propriété, les Européens, eux, s’accaparaient leurs terres et leurs biens, n’hésitant pas à user de la violence et des armes.
Mathieu
Après avoir été professeur de lettres classiques pendant 11 ans, je suis devenu auteur de livres numériques en auto-édition. Par ailleurs, je publie sur ce blog des articles en lien avec l’histoire littéraire et la didactique des lettres.