En classe de 5ème, le programme de français recommande l’étude de récits qui proposent une reconfiguration merveilleuse ou poétique de la réalité. Cette séquence s’inscrit dans le cadre de l’objet d’étude « imaginer des univers nouveaux ». Il s’agit d’interroger le lien entre littérature et imaginaire. Le roman de Lewis Carroll, intitulé Aventures d’Alice au pays des merveilles, est justement propice à une telle réflexion. En effet, l’auteur fait le récit d’un rêve fictif. L’univers du roman est donc inventé et propre à cette œuvre. Quand Alice pénètre dans le terrier, elle franchit symboliquement la frontière qui sépare réalité et imaginaire. Elle ne tarde d’ailleurs pas à ouvrir une vraie porte, ce qui inscrit l’œuvre dans le topos de l’univers nouveau. Tout devient alors possible. Entre transgression et initiation, la protagoniste découvre un monde où l’absurde est la seule cohérence. Mais en quoi l’exploration d’un univers merveilleux peut-il permettre au lecteur de réfléchir et mieux appréhender le monde réel qui l’entoure ? Ce monde inventé est-il pure imagination ou fait-il écho à notre réalité ?
1. Définir le merveilleux
Lorsqu’on évoque le merveilleux, beaucoup pensent sans doute d’abord aux contes de fées. Toutefois, il serait réducteur de l’étudier à travers un prisme aussi réduit. Le corpus est en fait bien plus large. Le merveilleux est notamment utilisé dans les mythes, les épopées, les fables, la fantasy ou bien encore dans la science-fiction… En fait, il n’appartient pas à un genre littéraire.
Dans un récit, le merveilleux désigne l’utilisation d’éléments irréels, surnaturels ou magiques qui ne surprennent pas les personnages, ou si peu, et surtout auxquels le lecteur fait semblant de croire.
Pour qu’un récit merveilleux opère, il faut nécessairement cette complicité du lecteur qui accepte l’invraisemblable et l’imaginaire. Chacun sait que les animaux ne parlent pas aux humains, qu’ils ne préparent pas des confitures, qu’ils ne portent pas de vêtements et qu’ils ne consultent pas leurs montres… Certes, mais nous accordons cette licence à l’auteur. Nous laissons l’imaginaire se déployer au fil des pages et, avec une certaine curiosité, nous explorons ce monde nouveau qui s’offre à nous.
2. Les animaux du Pays des merveilles
Aventures d’Alice au pays des merveilles est un roman qui contient un bestiaire foisonnant. On dénombre en effet une cinquantaine d’espèces animales citées dans l’œuvre. Cela va des animaux réels (lapin, souris, chien, chenille…), et parfois disparus (dodo), aux animaux imaginaires (griffon). Certains sont tout simplement inventés par l’auteur, par exemple le chat du Cheshire ou la Fausse-tortue.
Ces animaux ne sont pas présentés d’un point de vue zoologique. La plupart d’entre eux sont familiers des lecteurs, même des plus jeunes. Leur personnification permet tout simplement de comprendre que l’histoire se déroule dans un univers imaginaire et merveilleux. Dès lors, il devient inutile de chercher à appliquer les règles de notre monde réel, y compris les lois physiques et scientifiques. D’ailleurs, Alice ne se positionne jamais en tant qu’observatrice humaine de la faune du pays des merveilles. Ses métamorphoses régulières lui permettent d’interagir avec chacun, en ayant toujours la taille adéquate. Elle dialogue et échange donc avec les différents animaux qu’elle rencontre.
Toutefois, le lecteur peut être surpris par l’utilisation insolite de ces animaux dans l’œuvre. En effet, dans le roman de Lewis Carroll, contrairement à ce qu’on a l’habitude de constater dans les fables, l’espèce animale ne détermine pas le caractère. En fait, la plupart des animaux pourraient être interchangeables car ils ont une attitude similaire : ils sont tout simplement antipathiques. Le seul animal qui semble être en mesure d’apporter de la tendresse à Alice se trouve être la chatte Dinah. Or, celle-ci n’appartient pas au pays des merveilles mais au monde réel.
Au contraire, les animaux du pays des merveilles contredisent et contrarient sans cesse Alice. De manière générale, ils semblent apprécier les disputes. La jeune héroïne, quant à elle, subit leur méchanceté et s’efforce d’avoir de bonnes manières et de se montrer polie, même si elle perd parfois patience.
Ces animaux n’ont en fait aucun problème de conscience. Ils sont amoraux et l’assument. Les conventions sociales et la politesse n’ont pas leur place au pays des merveilles.
3. Le langage et l’absurde
Chacun y va donc de sa critique, de sa petite phrase et de son assertion au présent de vérité générale.
Pourtant, à y regarder de plus près, ces affirmations dogmatiques reposent souvent sur des raisonnements erronés qui peuvent déstabiliser Alice. Dans leurs discours, les animaux n’hésitent pas à employer de faux syllogismes, des paradoxes, des approximations ou bien encore des jeux de mots.
La logorrhée des animaux embrouille Alice et le lecteur, si bien que l’absurde se trouve dissimulé et prend l’apparence de la logique. Alice prend alors peu à peu conscience que ce qu’on dit doit avoir du sens et qu’il importe de veiller au choix des mots qu’on emploie.
Les discussions occupent une place primordiale dans ce roman. D’ailleurs, Alice se retrouve au pays des merveilles parce qu’elle s’ennuyait en regardant le livre de sa sœur qui ne contenait pas de dialogues ! Ainsi, Alice passe d’un tableau à un autre, d’une conversation à une autre, sans qu’il y ait par ailleurs de véritable continuité dans l’enchaînement des péripéties. Il apparaît donc clairement que Lewis Carroll a voulu attirer l’attention et la réflexion du lecteur sur notre usage du langage.
Face à des personnages de mauvaise foi qui peuplent le pays des merveilles, Alice apprend à répondre : elle découvre que le langage peut être l’instrument d’une joute verbale. Le dénouement du roman est d’ailleurs une scène de procès au cours de laquelle Alice s’attaque à la Reine.
4. Quête d’identité et évolution du personnage principal
La mise en scène d’un jeune héros dans un roman s’accompagne fréquemment d’une dimension initiatique qui n’est pas absente du livre de Lewis Carroll.
Au cours des différentes péripéties, le corps d’Alice ne cesse de se transformer et de changer de taille. Alice finit par ne plus vraiment le reconnaître et, par conséquent, elle ne sait plus qui elle est. Son trouble est accentué par sa rencontre du Pigeon. Celui-ci souligne les caractéristiques communes d’Alice avec les serpents : elle a alors un long cou et avoue manger des œufs… Or, pour dire « je », il faut pouvoir délimiter ce qui est soi et ce qui est autre. En outre, le darwinisme introduit l’idée qu’une espèce animale est définie par les ressemblances entre les individus qui la composent.
Alice est perdue. Elle n’a plus de repères, ni spatiaux, ni temporels, ni sociaux. Le pays des merveilles porte ce nom parce qu’il provoque l’étonnement et non parce que tout y serait beau. En fait, il prend même des allures de cauchemar pour Alice qui n’en connaît pas les règles. N’oublions pas qu’elle y est entrée sans y être invitée, s’ancrant ainsi dans la transgression. Elle n’est pas une héroïne élue mais plutôt une intruse, d’où ses déboires.
La lecture de la scène finale, consacrée au procès, fait apparaître une évolution du personnage d’Alice. La petite fille qui s’étonne de tout et s’applique à faire preuve d’une courtoisie irréprochable semble bien loin. Elle s’affirme, gagne en maturité et dénonce l’absurdité à laquelle elle est confrontée.
Le rêve d’Alice s’achève là. Toutefois, les dernières lignes du roman viennent souligner que l’âge adulte n’est pas plus enviable que l’enfance. La grande sœur d’Alice ferme les yeux mais son rationalisme l’empêche de s’abandonner à la rêverie. L’auteur semble alors associer l’enfance à l’imagination et à un pouvoir, celui de reconfigurer le monde pour l’enchanter.
- Victor Dupont, « Le Monde et les personnages animaux dans Alice au Pays des Merveilles« , Caliban, n°3, janvier 1966. pp. 133-173, https://doi.org/10.3406/calib.1966.920
- Ali Benmakhlouf, « Alice au pays des merveilles: les métamoprhoses », Les lettres de la SPF, vol. 32, n°2, 2014, pp.51-64, https://doi.org/10.3917/lspf.032.0051
- Jean-Jacques Lecercle, « Y a-t-il de l’humour dans Alice au Pays des Merveilles ? », Libres cahiers pour la psychanalyse, vol. 17, n°1, 2008, pp.73-86, https://doi.org/10.3917/lcpp.017.0073
Mathieu
Après avoir été professeur de lettres classiques pendant 11 ans, je suis devenu auteur de livres numériques en auto-édition. Par ailleurs, je publie sur ce blog des articles en lien avec l’histoire littéraire et la didactique des lettres.