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Claude Gillot, Le Tombeau de Maître André (détail), vers 1716, huile sur toile,
Musée du Louvre, Paris, France

En classe de 4 e, le programme de français invite les élèves, qui ont étudié la comédie classique les années précédentes, à découvrir une comédie du XVIIIe siècle. Les pièces de Marivaux peuvent entrer dans ce corpus. En tant que journaliste, le dramaturge a pris le pouls de son époque. Il s’est écarté du classicisme pour proposer une nouvelle forme de comédie, tant sur le plan littéraire que sur celui de la mise en scène. Son théâtre a utilisé le rire pour dénoncer l’oppression dont étaient victimes non seulement le tiers état mais aussi les femmes. Ainsi, L’Île des esclaves répond parfaitement aux problématiques posées par l’objet d’étude « Individu et société : confrontations de valeurs ? ». En effet, l’intrigue ne repose que sur l’opposition maîtres et valets. Les personnages, échoués sur une île, sont contraints de se soumettre à une série d’épreuves dont l’objectif est de révéler et modifier les valeurs qui régissent leurs actions. Dès lors, comment cette opposition des valeurs nourrit-elle l’action dramatique ? Une conciliation est-elle possible ?

Plan de la séquence 4ème : L'Île des esclaves, confrontation des valeurs

1. Un théâtre innovant et moderne

Contexte littéraire

À la fin du XVIIe siècle, le monde littéraire est bousculé par deux événements. Tout d’abord, les écrivains français se déchirent dans la Querelle des Anciens et des Modernes. Les Anciens défendent l’imitation des auteurs antiques contre ceux qui veulent s’en affranchir, qu’on nomme les Modernes et parmi lesquels on trouve par exemple Charles Perrault.

Par ailleurs, les dévots reprochent à la Commedia dell’arte de ne pas suffisamment respecter la bienséance et en 1697, sous leur influence, Louis XIV ordonne aux comédiens italiens de quitter Paris. La Comédie Française obtient alors un monopole par acte royal. Cependant, le besoin d’une alternative se fait sentir et, quelques années plus tard, le régent Philippe d’Orléans rappelle les comédiens italiens.

Rompre avec la comédie classique

Antoine Watteau, Les comédiens italiens, vers 1720, huile sur toile, 63,8 x 76,2 cm, National Gallery of Art, Washington D.C., États-Unis

Marivaux souhaite peindre les hommes de son temps et leur manière de penser. Dans la Querelle, il a donc choisi son camp, celui de la modernité. Comme il souhaite rompre avec la comédie classique, il se rapproche des comédiens italiens. Leur jeu, inspiré de la Commedia dell’arte, repose sur les comiques de gestes et de répétition, mais aussi parfois sur l’improvisation. Marivaux leur écrit des pièces et fait évoluer leur répertoire vers une comédie de mœurs philosophique. Ensemble, ils créent un théâtre vivant et innovant.

Dans le théâtre de Marivaux, on a l’impression que l’action découle de conversations improvisées. Pour obtenir cet effet, l’auteur utilise fréquemment les stichomythies. Mais, ne nous y trompons pas. La construction des pièces est néanmoins rigoureuse. Le schéma de L’Île des esclaves repose en effet sur des jeux de symétrie et des scènes en miroir qui se font échos. Tout est planifié et concourt au dénouement souhaité : on dresse d’abord le portrait des maîtres, ce qui les conduit ensuite à reconnaître leurs torts et enfin les esclaves prennent conscience que le pouvoir corrompt le cœur.

Jean-Antoine Watteau, Voulez-vous triompher des Belles ? (détail), 1714-1717, huile sur bois, 36 x 27 cm, The Wallace Collection, Londres, Royaume-Uni

Une tonalité satirique

À cette époque-là, une petite pièce en un seul acte, comme celle de Marivaux, succède à la représentation d’une grande pièce, composée en cinq actes à la Comédie-Française, en trois à la comédie italienne. Après la représentation d’une tragédie, une petite pièce comique permet une transition légère vers le monde réel. La première représentation de L’Île des esclaves a lieu le 05 mars 1725. Le public est composé de ceux qu’on désigne dans la pièce comme des « maîtres ». C’est un pari audacieux pour le dramaturge. En effet, la pièce proposée par Marivaux ne repose sur aucun conflit personnel. La tension dramatique s’alimente uniquement de l’opposition entre les maîtres et les esclaves. Finalement, le public accepte de se voir peint en oppresseur et la pièce connaît même un certain succès.

Le sujet est sérieux mais la pièce est bien une comédie qui profite du génie des comédiens italiens. Marivaux exploite les comiques de gestes et de mots. Il inscrit ainsi sa pièce dans la caricature et la satire. Les rôles sont échangés mais aucun des personnages n’est crédible dans son nouveau costume. On assiste à un travestissement, une imitation parodique. Les scènes de théâtre dans le théâtre le confirment : le portrait d’Euphrosine dans la longue tirade de Cléanthis ou bien encore le dialogue amoureux qu’essaie maladroitement de construire Cléanthis et Arlequin. Ce type de dialogues est la spécialité du dramaturge. On parle d’ailleurs de marivaudage pour désigner des dialogues amoureux dans lesquels s’insinuent le jeu et la plaisanterie.

2. L’utopie insulaire au service de la réflexion politique

Dans le cadre de son activité journalistique, Marivaux a mené une réflexion sur les inégalités sociales, la condition féminine et le rôle de l’éducation. On retrouve toutes ces thématiques dans L’Île des esclaves, pièce qui se présente comme une comédie sociale.

L’incipit de la pièce évoque une robinsonnade. Si l’exotisme est plaisant, les lecteurs savent depuis la publication de Robinson Crusoé, le roman d’aventure de Defoe, que le lieu insulaire se prête à l’utopie et à l’expérimentation. Ainsi, Marivaux fait de son « île » sans nom un lieu de renversement des valeurs et de la hiérarchie sociale afin d’aborder des questions politiques, morales et philosophiques.

L’auteur donne à ses personnages des prénoms issus de la commedia dell’arte, Arlequin et Trivelin, mais aussi des prénoms d’origine grecque, Iphicrate (le pouvoir par la force), Euphrosine (pleine de joie) et Cléanthis (la glorieuse fleur). Non seulement, il inscrit ainsi son œuvre dans une double filiation, mais en plus il déjoue la censure grâce au procédé maintes fois utilisé de la transposition spatio-temporelle. Personne n’est dupe cependant : ces esclaves de l’Antiquité grecque sont bel et bien des valets et des servantes contemporains de l’auteur.

Dans sa pièce, Marivaux désigne le fait d’être esclave ou maître comme une « condition sociale » . Il y a une détermination mise en place par les humains eux-mêmes. Les comportements et les caractères des uns et des autres sont conditionnés par la société et il est fort difficile d’y échapper, à moins de s’éduquer. Les esclaves ne sont pas meilleurs que leurs maîtres par le seul fait d’être opprimés. Le pouvoir les corrompt tout autant et eux aussi doivent apprendre et s’éduquer.

Giovanni Domenico Tiepolo, Le menuet, 1756, huile sur toile, 80,7 x 109,3 cm, Museu Nacional d’Art de Catalunya, Barcelone, Espagne

Marivaux met en exergue ce point en proposant un renversement des hiérarchies sociales, qui rappelle bien entendu le carnaval. Maîtres et esclaves échangent leurs places et les esclaves singent les maîtres : imitant maladroitement leurs postures et leur langage.

Cet échange des rôles est d’autant plus transgressif que les valets entreprennent de séduire leurs anciens maîtres. Mais la subversion reste limitée car la transgression est temporaire. Comme à la fin du carnaval, chacun retrouve sa place.

En effet, dans la dernière scène, l’ordre initial est rétabli. On note toutefois des évolutions : Iphicrate n’use plus de la violence mais de la raison et il y a de la compréhension entre maîtres et valets.

3. Un plaidoyer pour la bienveillance

Au XVIIIe siècle, une prise de conscience s’installe peu à peu. Les maîtres sont des oppresseurs. Comment sortir de cette situation ? La Révolution et la vengeance sont-elles inéluctables ? Marivaux ne le croit pas et propose un autre chemin, celui de la vertu, le seul qui, selon lui, puisse permettre un vivre ensemble durable.

Il faut que mon prochain soit vertueux avec moi, parce qu’il sait qu’il ferait mal s’il ne l’était pas; il faut que je le sois avec lui, parce que je sais la même chose.

MarivauxLe Spectateur français, Feuille 21, 1723

Les épreuves successives que les personnages subissent sur l’île doivent les conduire sur le chemin de la compassion et de la fraternité, parce qu’ils sont guidés par la raison. Ainsi, Arlequin prend pitié d’Euphrosine et refuse de jouer avec ses sentiments.

On note toutefois qu’Arlequin et Cléanthis ne réagissent pas de manière similaire. Leur dualité apparaît clairement lors de la parodie de conversation galante. Alors que Cléanthis prend ce jeu très au sérieux, Arlequin ne cesse de rire.

Arlequin et Cléanthis sont tous deux guidés par la raison et l’humanité. Toutefois, Arlequin dénonce les travers de son maître par le rire alors que Cléanthis a recours à l’hostilité. Cela s’explique par le fait que Cléanthis subit un double déterminisme et une double oppression : elle est non seulement victime de l’esclavage, mais aussi de la domination masculine. Elle partage d’ailleurs cette seconde oppression avec sa maîtresse.

4. Le théâtre pour corriger les mœurs

Selon Marivaux, le masque social étouffe les sentiments et cela nous conduit à adopter des comportements violents, dont l’oppression sociale mais aussi le harcèlement sexuel. Il prône au contraire la bienveillance et l’empathie. Il encourage chacun à ouvrir son cœur et à faire preuve de compassion.

Jean-Baptiste Lesueur, Club Patriotique de Femmes, entre 1789 et 1795, gouache sur carton, 36 x 53 cm, Musée Carnavalet, Paris, France

Marivaux est un écrivain du siècle des Lumières. Bien que progressiste, il ne s’inscrit pas dans ce mouvement car il s’intéresse davantage aux sentiments qu’à la philosophie. Pour le dramaturge, c’est le hasard qui a fait naître les uns maîtres et les autres valets. Il est également sensible aux injustices subies par les femmes, notamment le mariage forcé. Dans son œuvre, il emploie donc une tonalité satirique pour dénoncer par le rire les inégalités entre les classes sociales d’une part mais aussi entre les femmes et les hommes. Par exemple, sa comédie en un acte, intitulée La Colonie, dénonce la mainmise des hommes sur le politique et le pouvoir.

Pour les spectateurs de L’Île des esclaves, le théâtre de Marivaux se présente comme une expérience, voire une expérimentation. Grâce au travestissement, les rôles s’inversent. Dans un premier temps, les valets peuvent désirer se venger. Mais ils corrigent ce désir naturel parce qu’ils ont bon cœur. Les maîtres aussi subissent une métamorphose et repartent changés. Ils sont rééduqués et adoptent de nouvelles valeurs. L’expérience a pour chacun des protagonistes une dimension didactique et thérapeutique.

Le poète latin Horace écrit que la comédie « castigat ridendo mores ». Marivaux inscrit sa pièce dans cette tradition littéraire. En imitant et parodiant leurs maîtres, Arlequin et Cléanthis font apparaître comme ridicules certains de leurs comportements. Les spectateurs, qui sont eux-mêmes des maîtres, ont alors sous les yeux leurs propres agissements et sont ainsi invités à corriger leurs mœurs.

  • Bruno Doucey, L’Île des esclaves de Marivaux, Profil, Editions Hatier, 1995
  • Stéphanie Fournier, Marivaux, “L’île Des Esclaves”, Clefs Concours, Atlande, 2021
  • Jean-Paul Sermain, CAPES de Lettres Modernes 2024 : tout le programme de littérature française en un volume, Marivaux, “L’île Des Esclaves”, Editions Ellipses, 2023

Mathieu

Après avoir été professeur de lettres classiques pendant 11 ans, je suis devenu auteur de livres numériques en auto-édition. Par ailleurs, je publie sur ce blog des articles en lien avec l’histoire littéraire et la didactique des lettres.