En classe de 6ème, le programme de français recommande la lecture intégrale d’un extrait long de La Genèse dans la Bible en adoptant, bien entendu, une perspective littéraire. Cette séquence didactique s’inscrit dans le cadre de l’objet d’étude « récits de création ; création poétique ». Le mythe du Déluge apparaît comme un épisode idéal pour cette séquence dans la mesure où il s’étend sur trois chapitres du texte biblique. Il permet de montrer aux élèves comment les textes fondateurs interrogent notre condition humaine et notre conception du monde. Par ailleurs, l’enseignant pourra utiliser le texte biblique comme un point de départ et élargir son corpus à d’autres récits fondateurs, empruntés à des cultures différentes mais qui mettent également en scène des déluges. Les élèves auront ainsi l’occasion d’interroger les valeurs exprimées par chacun de ces textes en identifiant leurs similitudes et leurs différences. Ces récits exigent une lecture fine, et parfois délicate, car ils s’appuient sur l’implicite, les connotations et la symbolique. En outre, ils se font écho et se répondent. Cette intertextualité prégnante tisse un mythe universel qui s’enrichit des nuances spécifiques apportées par chaque culture. Dès lors, que nous disent ces textes de l’humanité ? De ses angoisses ? De son rapport à la nature et aux animaux ?
1. Le mythe du déluge : un récit fondateur
Un texte est dit fondateur dès lors qu’il est considéré comme une référence majeure sur le plan culturel ou littéraire. Il devient un essentiel, un incontournable, du patrimoine d’un peuple et se transmet de génération en génération.
Des questionnements métaphysiques et universels
Les récits fondateurs sont donc connus d’un large public et non uniquement de happy few. D’ailleurs, leur diffusion emprunte des voies diverses, allant de la lecture à la transmission orale en passant par des médias plus populaires comme le cinéma par exemple. Ils imprègnent l’imaginaire collectif et ont de larges résonances. Ils font l’objet de réécritures qui les actualisent, les parodient, les développent… Le langage courant s’en empare sous la forme d’expressions ou de dictons. La publicité aussi exploite leurs connotations pour délivrer un message concis qui parle à tous.
Ces textes acquièrent un tel statut parce qu’ils dépassent le simple divertissement. Ils sollicitent généralement un lecteur actif et engagé car ils nécessitent réflexion et interprétation. Ils témoignent en effet de questionnements universels, parfois de manière symbolique. Malgré les siècles qui s’écoulent, l’intérêt des lecteurs pour ces récits demeure donc toujours aussi vif.
Différentes versions d’un même mythe
Le mythe du déluge est un récit fondateur partagé par différentes cultures. On en trouve une trace dans les textes mésopotamiens, écrits pour certains deux millénaires avant notre ère, notamment dans le récit babylonien intitulé L’épopée de Gilgamesh. Le vieillard Uta-Napishtim raconte à son petit-fils, le héros Gilgamesh, comment il a survécu à un déluge provoqué par les dieux. Cet épisode présente d’ailleurs de très nombreuses similitudes, jusque dans la trame narrative, avec le récit biblique qui met en scène le personnage de Noé. Le Coran évoque également ce mythe qui devient ainsi une référence commune aux trois principales religions monothéistes que sont le judaïsme, le christianisme et l’islam. On trouve aussi des récits de déluges, et d’inondations, dans la culture gréco-romaine. Ainsi, Ovide, dans les Métamorphoses, raconte comment Deucalion et Pyrrha ont échappé à un déluge et recréé l’humanité.
Toutes ces histoires obéissent à un schéma narratif identique. Les humains s’attirent la colère divine qui se traduit par un déluge dont l’objectif est de les anéantir. Un homme est choisi en raison de sa piété et de sa morale exemplaire. Son épouse et lui survivent à l’inondation du monde et leur embarcation finit par échouer au sommet d’une montagne lors de la décrue. Ils ont alors pour mission de repeupler la terre.
Le mythe du déluge est donc organisé en trois temps : un constat moral et une réflexion sur la nature humaine, le récit d’un cataclysme, une alliance entre les humains et le divin qui garantit une paix durable.
2. La symbolique du déluge
Le Déluge apparaît donc comme le symbole d’une catastrophe apocalyptique qui nous effraie et qui est causée par nos comportements. Le mythe diluvien, qu’il soit purement imaginaire ou renvoie à des événements réels, se présente comme une référence, voire une mémoire collective, qui peut être convoquée pour rappeler notre vulnérabilité et la menace d’une extinction de masse. Ainsi, de nos jours, ce récit résonne avec nos préoccupations écologiques et climatiques.
La colère divine
Dans les récits de déluges, la faute et la culpabilité des humains est une constante mais elle n’est pas nécessairement liée à l’immoralité ou à l’impiété. Ainsi, dans les récits mésopotamiens, le déluge est provoqué parce que le vacarme nocturne des humains trouble le sommeil des dieux. Dans le mythe de Deucalion et Pyrrha, le déluge est un acte de colère. Zeus est irrité par l’impiété et l’immoralité des humains. Il décide donc de les exterminer. Dans le Coran, les hommes sont voués à mourir car ils refusent d’écouter le prophète Noé que Dieu leur a envoyé. C’est leur incrédulité qui les condamne.
Dans tous ces textes, les hommes provoquent une colère divine et meurent lors d’un cataclysme qui s’apparente à un retour au chaos. Plus qu’une destruction, le déluge est en fait une dé-création. En effet, les eaux du ciel et de la terre se remélangent alors qu’elles avaient été séparées dans les épisodes cosmogoniques. Les récits diluviens comportent donc une dimension violente et quasi épique. D’ailleurs, dans les récits mésopotamiens, le déluge est présenté comme une arme qu’utilise Bel, le dieu de la guerre, contre une humanité bruyante.
Notons également que, dans les livres prophétiques de la Bible hébraïque, le tétragramme « YHWH » est parfois associé à l’épithète « Tzevaot ». Ce théonyme, qui signifie « dieu des armées », est peut-être l’empreinte d’un monothéisme primitif, c’est-à-dire d’un culte rendu par un peuple à un dieu en particulier, considéré comme prédominant, sans toutefois nier l’existence des autres dieux. On constate en effet que, même dans certaines mythologies polythéistes, des hiérarchies divines sont établies. Ainsi, Zeus semble régner sur les autres dieux de l’Olympe. Il prédomine, prend une importance particulière. De même, les Athéniens se plaçaient sous la protection d’Athéna alors que les Romains honoraient tout particulièrement le dieu Mars.
Dans les récits polythéistes, il y a la colère du dieu qui s’irrite et l’inquiétude des autres. Ainsi, Uta-Napishtim est prévenu par Ea, le dieu de la sagesse, qu’un déluge se prépare et qu’il doit construire une arche. Sage décision ! Très vite, en effet, avant même la fin du déluge, les dieux regrettent la destruction de l’humanité. Ils réalisent qu’ils ont besoin des hommes, qui malgré leurs nombreux défauts sont les seuls à pouvoir les honorer. C’est d’ailleurs, dans le mythe de Deucalion et Pyrrha, ce qui pousse Zeus à prévoir un moyen de faire naître une nouvelle humanité, avant même de détruire celle qui l’exaspère. Le fait est que les dieux ont besoin des hommes pour se sentir importants.
Le renouveau de l’humanité
Les récits de déluges reposent sur la symbolique de l’eau qui détruit, purifie et annonce un nouveau cycle. Ils comportent en outre une dimension initiatique : seul l’élu a le privilège d’être informé de la catastrophe qui se prépare, et il doit garder ce secret, les autres sont quant à eux maintenus dans leur ignorance de profanes.
Le Déluge apparaît comme un rite de passage : l’humanité quitte sa condition maudite, traverse une épreuve et renaît dans une nouvelle condition fondée sur l’Alliance nouée avec le divin.
L’épisode diluvien s’achève sur la promesse d’une paix éternelle et sur l’acceptation par le divin de l’imperfection humaine. La renaissance de l’humanité s’annonce et ce sont les survivants qui portent la charge de se multiplier. Dans la Bible, Dieu, lui, prend de la distance et semble se désengager. Cette recréation n’est en effet ni le fruit de sa parole ni de sa main.
”Yahweh dit en son cœur : " Je ne maudirai plus désormais la terre à cause de l’homme, parce que les pensées du cœur de l’homme sont mauvaises dès sa jeunesse, et je ne frapperai plus tout être vivant, comme je l’ai fait.
Genèse VIII, 21Traduction d’Augustin Crampon
3. Noé : le héros diluvien
Noé est le personnage central du récit diluvien dans la Bible : il construit l’Arche, protège la vie animale, rétablit l’ordre et refonde l’humanité. Il est présenté comme juste, pieux et obéissant.
”Noé se mit à l’œuvre ; il fit tout ce que Dieu lui avait ordonné.
Genèse VI, 22Traduction d’Augustin Crampon
Il est épargné car il est proche de Dieu. D’après le texte biblique, il marche avec Dieu, c’est-à-dire à ses côtés comme le ferait un intime. Ce verset fait écho à l’épisode édénique au cours duquel Adam et Ève se dérobent au regard de Dieu alors qu’il se promène dans le Jardin. Ainsi, Noé devient un exemple et se différencie non seulement des autres hommes mais aussi du reste de sa généalogie : Adam et Ève ont mangé le fruit interdit de la connaissance du bien et du mal, Caïn a tué son frère Abel…
”Or la terre se corrompit devant Dieu et se remplit de violence.
Genèse VI, 11Traduction d’Augustin Crampon
Dans l’imaginaire collectif, le nom de Noé est associé à l’Arche et au Déluge. Cependant, son histoire ne se limite pas à cet épisode biblique. Après la décrue, Noé devient cultivateur et plante des vignes. Un jour, alors qu’il est ivre, il se dévêtit dans sa tente. Son fils Cham « voit la nudité » de son père et en informe ses frères, Sem et Japhet. Ceux-ci couvrent alors Noé d’un manteau, en prenant soin de ne pas regarder le corps de leur père. À son réveil, Noé maudit Canaan, le fils de Cham, et le voue à devenir l’esclave de Sem et Japhet. Cet épisode énigmatique ne vise pas à montrer le déclin d’un héros qui serait devenu alcoolique et exhibitionniste… Il s’agit plutôt d’un ressort narratif qui permet de créer une situation dans laquelle Noé est humilié par un de ses fils. Ce n’est donc pas Noé qui commet une faute. Par ailleurs, l’expression « voir la nudité » suggère une transgression qui pourrait être d’ordre sexuel et incestueux.
Quoi qu’il en soit, cet épisode nous montre que Noé est resté un héros humain, contrairement à Uta-Napishtim, le héros mésopotamien, qui quant à lui fut divinisé après le déluge.
Dans le Coran, cette humanisation de Noé est également prégnante. Le personnage prophétique fait preuve d’empathie : il annonce aux autres leur condamnation et les conditions du salut. Il essaie de les sauver mais ils ne l’écoutent pas. Il est contraint d’abandonner un de ses fils qui est un incrédule. Leur ultime dialogue humanise le personnage de Noé car il permet de le percevoir non plus comme un prophète mais comme un père déchiré qui doit sacrifier son propre fils.
En outre, ces épisodes montrent que l’Alliance avec Dieu prime sur tout autre lien, y compris celui de la parenté.
4. Le Déluge biblique et les animaux
Si on comprend les raisons qui conduisent Dieu à anéantir l’humanité, on peut s’interroger sur le sort réservé aux animaux. Subissent-ils uniquement les conséquences de l’immoralité des humains ? Sont-ils finalement de simples victimes collatérales ? Il semble que toute la terre soit en fait maudite suite au péché originel.
”Il dit à l’homme : " Parce que tu as écouté la voix de ta femme, et que tu as mangé de l’arbre au sujet duquel je t’avais donné cet ordre : Tu n’en mangeras pas, le sol est maudit à cause de toi."
Genèse III, 17Traduction d’Augustin Crampon
On peut toutefois noter que dans le texte biblique la vie est réduite à l’animalité. La flore en est exclue. D’ailleurs, Noé ne conserve dans l’Arche que la vie animale. La flore, quant à elle, se régénère d’elle-même lors de la décrue.
Mais tous les animaux n’ont pas le même statut. L’homme, de toute évidence, occupe une place singulière. Selon le texte biblique, il aurait été créé directement par Dieu, ce qui n’est pas le cas de tous les animaux. En effet, si certains versets présentent Dieu comme le créateur des animaux, d’autres suggèrent plutôt une création indirecte par l’intermédiaire des éléments que sont la terre, l’air et l’eau. Ces versets qui présentent à la fois des redondances et des nuances s’expliquent par le fait que la Genèse regroupe plusieurs strates narratives, dont l’une est dite sacerdotale et une autre non-sacerdotale ou yahviste.
”Dieu dit : " Que la terre fasse sortir des êtres animés selon leur espèce, des animaux domestiques, des reptiles et des bêtes de la terre selon leur espèce. " Et cela fut ainsi.
Genèse I, 24-25Traduction d’Augustin Crampon
Dieu fit les bêtes de la terre selon leur espèce, les animaux domestiques selon leur espèce, et tout ce qui rampe sur la terre selon son espèce. Et Dieu vit que cela était bon.
En outre, en raison de son statut privilégié, l’homme est appelé à dominer les faunes terrestre, maritime et aérienne. Si Noé protège les animaux, il les instrumentalise aussi. Par exemple, il se sert du corbeau et de la colombe pour savoir si la décrue a commencé. Par ailleurs, les animaux sont utilisés par les humains pour offrir des holocaustes à Dieu.
”Et Dieu les bénit, et il leur dit : " Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre et soumettez-la, et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel et sur tout animal qui se meut sur la terre. "
Genèse I, 28Traduction d’Augustin Crampon
Dans l’épisode biblique du Déluge, une nouvelle distinction hiérarchique apparaît. Elle différencie les animaux purs, des animaux impurs. Ces derniers seraient coupables d’une transgression des lois divines soit par leur alimentation (lors de leur création tous les animaux devaient être végétariens) soit par l’hybridation. Les animaux purs sont privilégiés car sept couples de chaque espèce peuvent embarquer dans l’Arche, alors que les espèces impures doivent se contenter d’un seul couple.
”De tous les animaux purs, tu en prendras avec toi sept paires, des mâles et leurs femelles, et de tous les animaux qui ne sont pas purs, tu en prendras deux, un mâle et sa femelle ;
Genèse VII, 2-3Traduction d’Augustin Crampon
sept paires aussi des oiseaux du ciel, des mâles et leurs femelles, pour conserver en vie leur race sur la face de toute la terre.
À la fin de l’épisode biblique du Déluge, le statut des animaux évolue. En effet, Yahvé autorise les hommes à les tuer pour s’en nourrir.
”Et Dieu dit : " Voici que je vous donne toute herbe portant semence à la surface de toute la terre, et tout arbre qui porte un fruit d’arbre ayant semence ; ce sera pour votre nourriture.
Genèse I, 29-30Traduction d’Augustin Crampon
Et à tout animal de la terre, et à tout oiseau du ciel, et à tout ce qui se meut sur la terre, ayant en soi un souffle de vie, je donne toute herbe verte pour nourriture. " Et cela fut ainsi.
”Tout ce qui se meut et qui a vie vous servira de nourriture ; je vous donne tout cela, comme je vous avais donné l’herbe verte.
Genèse IX, 3Traduction d’Augustin Crampon
En revanche, l’homicide est interdit par Dieu. L’homme est ainsi placé au sommet de la chaîne alimentaire.
”Quiconque aura versé le sang de l’homme, par l’homme son sang sera versé, car Dieu a fait l’homme à son image.
Genèse IX, 6Traduction d’Augustin Crampon
De même que les animaux étaient aussi coupables de transgressions que l’homme, ces versets les incluent dans l’Alliance. D’ailleurs, au Moyen Âge, de nombreux animaux ont été jugés et condamnés pour homicide lors de procès qui paraissent de nos jours pour le moins surprenants.
”" Et moi, je vais établir mon alliance avec vous et avec votre postérité après vous,
Genèse IX, 9-10Traduction d’Augustin Crampon
avec tous les êtres vivants qui sont avec vous, oiseaux, animaux domestiques et toutes les bêtes de la terre avec vous, depuis tous ceux qui sont sortis de l’arche jusqu’à toute bête de la terre."
- Jean-Pierre Albert, « Les animaux, les hommes et l’Alliance », L’Homme [En ligne], 189 | 2009. https://journals.openedition.org/lhomme/21997
- Stéphanie Anthonioz, « Le Noé biblique dans ses diverses perspectives littéraires », Revue de l’histoire des religions [En ligne], 4 | 2015. https://journals.openedition.org/rhr/8462
- Jean-Jacques Glassner, « « Noé » dans les sources mésopotamiennes », Revue de l’histoire des religions [En ligne], 4 | 2015. https://journals.openedition.org/rhr/8460
Mathieu
Après avoir été professeur de lettres classiques pendant 11 ans, je suis devenu auteur de livres numériques en auto-édition. Par ailleurs, je publie sur ce blog des articles en lien avec l’histoire littéraire et la didactique des lettres.