En classe de 3ème, le programme de français recommande l’étude d’un groupement de poèmes lyriques. Cette séquence didactique s’inscrit dans le cadre de l’objet d’étude « visions poétiques du monde ». Il s’agit de permettre aux élèves de se familiariser avec le langage poétique mais aussi d’interroger la singularité du poète et de sa perception du monde. Au fil des lectures proposées en classe, les élèves doivent découvrir comment les poètes interrogent le sens de notre présence au monde. Le corpus recommandé commence avec les poètes romantiques. L’enseignant est donc invité à faire découvrir les enjeux, pourtant complexes, de la modernité poétique qui émerge au XIXe siècle. À cette époque, en effet, la figure du poète maudit et marginal se construit. Celui-ci souffre de sa singularité et exprime ses sensations dans ses textes. Dès lors, en quoi les poètes sont-ils visionnaires à partir du XIXe siècle ? Que pouvons nous apprendre sur nous-mêmes en lisant leurs poèmes ? Quels aspects du monde et de l’existence peuvent être dévoilés par le langage poétique ?
1. La poésie : un genre littéraire particulier ?
La poésie est une forme littéraire complexe, y compris pour des spécialistes ou des lecteurs chevronnés. Les séquences pédagogiques qui portent sur le genre poétique se révèlent donc parfois difficiles à construire. Le choix du corpus peut par exemple devenir un véritable casse-tête. Ce poème est intéressant, mais ne sera-t-il pas trop hermétique pour les élèves ? Ne vont-ils pas se décourager face à ce vocabulaire qu’ils ne maîtrisent pas ? La syntaxe n’est-elle pas trop complexe ? Pourront-ils vraiment en saisir le sens ? D’ailleurs, ai-je moi-même bien compris ce texte ?
Oui, il faut l’avouer humblement, même les spécialistes que nous sommes peuvent parfois être déroutés à la lecture d’un poème… Et comment pourrions-nous didactiser convenablement lorsque nous nous sentons en insécurité ?
Malgré un écart évident entre les prescriptions ministérielles et ce qu’on peut effectivement aborder en classe, il faut pourtant traiter cette entrée du programme et construire une séquence pédagogique à la portée des élèves.
Beaucoup d’enseignants préfèrent donc consolider au préalable les compétences de lecture et d’analyse des élèves. Dès lors, dans les progressions annuelles, l’étude de la poésie est souvent placée en fin d’année.
Quels poèmes étudier en classe ?
Au moment de constituer un corpus, il est généralement plus simple de se réfugier derrière des valeurs sûres. Au cours de leur scolarité au collège, les élèves liront donc principalement des poèmes de Victor Hugo (notamment le passe-partout Demain, dès l’aube), de Charles Baudelaire, de Paul Verlaine, d’Arthur Rimbaud et de Guillaume Apollinaire… Ne culpabilisons cependant pas trop, il y a tout de même pire lecture ! Et, après tout, ces poètes ne sont-ils pas ceux auxquels on se réfère le plus souvent pour évoquer la modernité poétique ? La lecture de leurs œuvres donnera assurément aux élèves des rudiments et des références solides. Bien entendu, rien n’empêche cependant d’ouvrir les corpus à d’autres auteurs !
Ne craignons pas de lasser les collégiens et gardons en tête que, si ces poètes sont bien connus de nous, les élèves, eux, ne lisent que très rarement des recueils de poèmes. En effet, à leurs yeux, ces textes restent scolaires car ils demandent souvent d’importants efforts, afin notamment de recomposer la syntaxe et de décoder l’implicite. À l’inverse, le roman sera plus facilement assimilé à une lecture de divertissement puisque le lecteur peut se laisser porter par la narration et différer la métalecture. Retenons donc que la plupart des élèves ne liront jamais un poème en dehors du cadre scolaire.
Une approche scolaire de la poésie
Le programme invite les enseignants à rendre perceptibles la diversité et les évolutions des formes poétiques. Par ailleurs, les prescriptions officielles recommandent d’exploiter le lien entre lyrisme et poésie. Il faut néanmoins veiller à ne pas induire chez les collégiens une confusion entre le registre et le genre.
L’élève doit d’une part prendre conscience de la dimension esthétique du langage poétique et d’autre part interroger sa réception des poèmes et les sentiments qu’ils lui procurent.
Une séquence sur le genre poétique est l’occasion d’apporter aux élèves des savoirs techniques et concrets : figures de style, métrique et versification, types de rimes, emploi de champs lexicaux… Néanmoins il convient d’utiliser la lecture analytique pour montrer aux élèves que ces procédés d’écriture ne sont pas que pure virtuosité mais qu’ils sont bel et bien signifiants. Ainsi, on attirera l’attention des élèves sur la manière dont les poètes lient les sonorités (allitérations, assonances et rimes) au sens, utilisent une figure de style ou un enjambement dans un but emphatique, se servent de la métrique pour imprimer un rythme…
La primauté doit rester à la réception du texte et à son sens. Veillons ainsi à ne pas donner l’impression que la poésie se réduit à un agencement esthétique de mots ou au respect de règles strictes de versification. D’ailleurs, c’est souvent la transgression de ces règles qui a fait évoluer et a enrichi le genre poétique.
Travailler l’oral
La tentation est grande d’allier oral et séquence sur la poésie. Ce choix semble tout à fait judicieux dans la mesure où le langage poétique joue du rythme et des sonorités. En outre, par son histoire, la poésie est liée au chant et à la musicalité.
Attention toutefois. La poésie relève souvent de l’intime. On peut donc légitimement se demander si la lecture silencieuse n’est pas préférable parfois, du moins dans un premier temps, qui est celui de la découverte, de la rencontre d’un texte, de son appropriation.
Par ailleurs, faut-il pratiquer la récitation ? Rien ne vous l’interdit ! Néanmoins, cet exercice scolaire traditionnel est trop souvent un simple exercice de mémoire qui n’est pas travaillé mais simplement évalué. Il suffit généralement à l’élève d’apprendre par cœur un poème pour obtenir une bonne note, même si par ailleurs il ânonne sur un ton résolument neutre et inexpressif.
Il semble donc opportun de préparer la récitation. Tout d’abord, les textes appris devraient au préalable avoir été étudiés et expliqués en classe. Ensuite, la récitation de l’élève devrait rendre compte de sa réception et de son interprétation du poème. Elle devrait par conséquent tendre vers une personnalisation. La diversité des prestations ainsi obtenues rendra par ailleurs la classe plus attentive lors du défilé des récitants… Il s’agit donc de conduire les élèves à opérer des choix d’interprétation en travaillant avec eux la respiration, la gestuelle, le rythme et l’intensité de la voix… Enfin, on aborde souvent le travail de l’oral du point de vue de l’orateur. Or, l’écoute aussi peut être travaillée. Les élèves peuvent ainsi être mis en activité lors des prestations des autres élèves. On peut par exemple leur demander d’identifier les choix faits par le récitant et de rendre compte, même à l’écrit, de leur réception de cette prestation.
L’objectif explicite de la récitation ne devrait donc pas être de mémoriser mais de transmettre une émotion. De surcroît, en abordant ainsi cet exercice, des liens peuvent être tissés avec l’étude de la représentation théâtrale.
2. Du faiseur de rimes au voyant
La versification et la métrique peuvent constituer une approche du genre poétique. Cependant, la modernité poétique s’est ancrée dans une transgression de ces règles rigides. Les poètes ont alors accordé une plus grande importance d’une part au travail du rythme et des sonorités, d’autre part à l’exploration des sensations et des émotions. Peu à peu, la poésie devient davantage image que métrique, ce qui aboutit d’ailleurs au surréalisme.
Le programme mentionne bien des « visions poétiques ». Il invite donc les enseignants à différencier la vision du regard. Le poète n’est pas un simple observateur qui regarde le monde. Le terme « vision » renvoie à quelque chose qui se dérobe au commun mais que le poète perçoit derrière les apparences. L’emploi du pluriel souligne que ces visions sont subjectives et multiples car elles varient d’un poète à l’autre. En effet, elles relèvent des sensations, de l’introspection et de l’intime, comme le confirment certains titres de recueils de poèmes publiés au XIXe siècle : Méditations poétiques d’Alphonse de Lamartine, Les Contemplations de Victor Hugo, Les Illuminations d’Arthur Rimbaud…
De la musique avant toute chose
”Musset est quatorze fois exécrable pour nous, générations douloureuses et prises de visions, — que sa paresse d’ange a insultées ! [...] Musset n’a rien su faire : il y avait des visions derrière la gaze des rideaux : il a fermé les yeux.
Arthur RimbaudLettre à Paul Demeny, dite "Lettre du voyant", 15 mai 1871
Dès le XIXe siècle, Alfred de Musset, poète romantique qui préfère les soirées mondaines aux cercles artistiques, se voit attribuer la réputation d’un poète bas de gamme, tout juste bon pour un lectorat de jeunes gens futiles et frivoles. Il ne serait qu’un faiseur de rimes qui applique méthodiquement les recettes du romantisme, un talentueux usurpateur qui pêche par paresse.
”J’ai fait de mauvais vers, c’est vrai ; mais, Dieu merci !
Alfred de MussetPoésies nouvelles, "Après une lecture", 1842
Lorsque je les ai faits, je les voulais ainsi.
Pourtant, Alfred de Musset explore bien une voie nouvelle : il entreprend, sous une apparente logorrhée futile, de versifier la prose. Tout discours, même le plus prosaïque, est ainsi mis en vers.
”C’est vrai : l’ennui m’a pris de penser en cadence.
Alfred de MussetPoésies nouvelles, "Sur la paresse", 1842
Ce parti pris littéraire d’Alfred de Musset semble bien singulier dans un siècle au cours duquel les poètes, a contrario, opèrent un glissement du vers à la prose, ou autrement dit incorporent le langage poétique à la prose. De même, alors qu’Alfred de Musset cherche à gommer la rime, sans pour autant recourir au vers blanc, Victor Hugo et Charles Baudelaire la mettent en exergue et y condensent la force de leurs images poétiques.
Cependant, au cours du XIXe siècle, les poètes s’accordent à déstructurer le vers pour créer de nouveaux rythmes, notamment grâce à l’utilisation des enjambements avec rejet ou contre-rejet. Le rythme occupe alors une place d’autant plus importante dans la musicalité poétique que, dans notre langue, les mots sont accentués uniquement lorsqu’ils marquent une pause syntaxique. Pour le dire autrement, en français, l’accent tonique n’est pas lexical mais syntaxique.
Modernité poétique : de Musset à Rimbaud
”Donc le poète est vraiment voleur de feu. [...] Il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions; si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme : si c’est informe, il donne de l’informe.
Arthur RimbaudLettre à Paul Demeny, dite "Lettre du voyant", 15 mai 1871
La modernité poétique n’est pas que transgression des règles de versification. Celle-ci n’est pas un objectif mais un outil qui vise à mieux retranscrire, par le langage et la musicalité, les différentes sensations du poète. En effet, au fil du XIXe siècle, les poètes cherchent de plus en plus à rendre davantage compte de leurs sensations et de leurs émotions que de la réalité elle-même.
On peut d’ailleurs observer le même cheminement dans l’histoire de l’art. Ainsi, les peintres impressionnistes, qui ouvrent la modernité artistique, ont pour ambition de peindre une perception subjective de la réalité.
Dès lors, le poète ne se contente plus de sonder sa propre âme dans une profonde introspection. Il s’intéresse au monde qui l’entoure et à la manière dont il le perçoit. Tout peut alors devenir objet poétique, même ce qui en semble pourtant éloigné. La beauté de la nature et les tendres sentiments n’ont plus ce privilège. La pauvreté, la vie urbaine ou bien encore des innovations techniques, comme le train par exemple, peuvent entrer dans les poèmes.
Le poète explore, expérimente et surtout ressent le monde. Dans l’acte créateur, il cultive la synesthésie pour recomposer, à l’écrit, une impression entière et signifiante. Il doit pour cela s’oublier lui-même et devenir spectateur, voyant.
”Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène.
Arthur RimbaudLettre à Paul Demeny, dite "Lettre du voyant", 15 mai 1871
3. Introspection ou perception du monde ?
Ne nous y trompons pas cependant : Arthur Rimbaud ne rejette pas l’introspection.
”La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend.
Arthur RimbaudLettre à Paul Demeny, dite "Lettre du voyant", 15 mai 1871
Dès le début du XIXe siècle, les poètes romantiques s’intéressent aux sentiments et à l’introspection. Le lyrisme personnel prend alors une place primordiale, et, avec lui, l’individu. En effet, à cette époque, on assiste à l’essor des textes autobiographiques. La connaissance de soi passe alors par une verbalisation à destination d’un autre qui est le lecteur. Comme les autres écrivains, les poètes parlent d’eux-mêmes. Ils explorent leur âme, en quête de leur véritable moi.
Aussi, leurs poèmes comportent parfois des traces de leur vie. Dans les poèmes de Victor Hugo, par exemple, le poète est également parfois père ou grand-père. Sans les références biographiques adéquates, certains aspects d’un poème peuvent donc se dérober à la compréhension du lecteur. Mais ces textes ne sont pas hermétiques pour autant car les sentiments qu’ils peignent sont universels.
Le romantisme n’oppose pas introspection et perception du monde. Au contraire, il les lie l’un à l’autre. L’observation de la nature est un déclencheur d’émotions, de sentiments et de pensées. Une tempête évoque alors le destin chaotique d’un poète, la beauté d’un paysage souligne les aspects les plus hideux de l’humanité, la grandeur de la nature renvoie l’homme à sa solitude, le cycle éternel souligne notre propre finitude…
4. La figure du poète
Au XIXe siècle, on dépasse le champ de la conscience, notamment avec l’apparition de la psychanalyse. Les écrivains, comme le reste de la société, sont fascinés par la folie mais aussi par les rêves et les cauchemars.
De l’enthousiasme à l’aliénation
Les poètes, quant à eux, développent le thème de l’enthousiasme. Ils associent leur inspiration à une force créatrice extérieure à leur propre conscience. Ils lui confèrent même une dimension divine en invoquant les muses ou parfois en se disant prophètes, comme Victor Hugo dans son poème « Fonction du poète » paru dans le recueil Les Rayons et les Ombres.
Il y a donc, aux yeux de ces poètes modernes, une forme d’aliénation dans la création poétique. Ils n’hésitent d’ailleurs pas à jouer avec cette image de possédés comme le montrent certains titres donnés à des recueils de poèmes : Les fleurs du mal ou Une saison en enfer par exemple.
Le poète maudit
”Maintenant, je m’encrapule le plus possible. Pourquoi ? Je veux être poète, et je travaille à me rendre Voyant : vous ne comprendrez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer. Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes, mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète.
Arthur RimbaudLettre à Georges Izambard, 13 mai 1871
Illuminé, possédé ou aliéné, le poète du XIXe siècle considère que son statut de créateur et son génie le mettent au-dessus du commun. Jusqu’alors l’écrivain était un intermédiaire entre l’idée et les lecteurs. Mais les Romantiques déplorent et dénoncent la folie de leurs contemporains. Peu à peu, ils se distinguent ainsi des autres hommes et cultivent eux-mêmes une image de marginalité.
À cette époque pourtant, le modèle économique du monde littéraire se modifie radicalement. Les auteurs ne son plus financés à l’avance par des mécènes mais par les lecteurs qui achèteront leurs livres une fois qu’ils seront écrits et publiés. Les auteurs doivent donc répondre aux attentes d’un public et la littérature devient un produit de consommation.
Les poètes, malmenés par ce nouvel ordre, ressentent alors un besoin communautaire. L’idée s’installe parmi eux que seul un lecteur qui est par ailleurs poète est réellement capable de comprendre le travail d’un autre poète.
Dès lors, l’image du poète incompris et maudit par la société peut commencer à se construire.
Les poètes romantiques ont le « mal du siècle », les suivants sont empreints de mélancolie ou de spleen… Le poète souffre de sa singularité mais, en même temps, la cultive car elle lui donne accès à de nouvelles perspectives, un autre regard sur le monde. Il exalte donc son for intérieur torturé et ses passions. Dans ses poèmes, il exprime et rend public l’intime.
Sa marginalité le conduit alors à mener une vie dissolue. Sous l’effet de l’alcool et des stupéfiants, il explore l’immoral et les tabous. Là, il dérègle ses sens, devient voyant, accède à des visions hallucinatoires puis tente, par la création poétique, de révéler le beau au-delà de la morale. Il exploite les antithèses en confrontant le mal et le bien, le laid et le sublime (Les Rayons et les Ombres, Les Fleurs du mal, Spleen et Idéal).
Au terme de ce cheminement se produit un paradoxe : la société accapare les écrits du poète qu’elle a pourtant maudit, en raison de son immoralité, et accorde à ces poèmes une dimension patrimoniale.
- Nathalie Brillant-Rannou, Christine Boutevin et Magali Brunel, Être et devenir lecteur(s) de poèmes : De la poésie patrimoniale au numérique. Presses universitaires de Namur, 2016. https://books.openedition.org/pun/4798
- Pierre Jamet, « Imagination, hallucination, voyance : l’écrivain maudit la société », Philosophique [En ligne], 11 | 2008. https://journals.openedition.org/philosophique/180
- Alain Vaillant, La Crise de la littérature : Romantisme et modernité. UGA Éditions, 2005. https://books.openedition.org/ugaeditions/3869
Mathieu
Après avoir été professeur de lettres classiques pendant 11 ans, je suis devenu auteur de livres numériques en auto-édition. Par ailleurs, je publie sur ce blog des articles en lien avec l’histoire littéraire et la didactique des lettres.