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Circé, monstre anthropomorphe

John William Waterhouse, Circé offrant la coupe à Ulysse, 1891

En classe de 6ème, le programme de français recommande l’étude d’un groupement de textes extraits de l’Odyssée. Cette séquence didactique s’inscrit dans le cadre de l’objet d’étude « le monstre, aux limites de l’humain », qui sera par ailleurs également exploré lors d’une séquence consacrée aux contes merveilleux. Dans les deux cas, il s’agit d’interroger et définir la monstruosité par opposition à l’humanité. L’intitulé de l’objet d’étude nous amène à dépasser les représentations de créatures imaginaires pour considérer des figures de monstres anthropomorphes. Si l’apparence ne suffit pas à caractériser le monstre, il faut envisager la dimension morale de ses actes. Dès lors, quels comportements sont intolérables pour l’humanité ? Que nous inspirent ces actes indignes de l’humain ? L’Odyssée, texte fondateur de notre littérature occidentale, permet d’aborder ces questionnements essentiels et humanistes. N’oublions pas que dès l’Antiquité cette épopée servait d’outil didactique pour l’éducation des jeunes grecs. Les qualités d’Ulysse en font un modèle, un exemple à suivre pour garantir le vivre ensemble dans la cité. Et le modèle n’est pas un idéal inaccessible car le héros aux mille ruses n’est pas dépourvu de défauts, ce qui permet de l’humaniser et facilite l’identification pour le lecteur. Il sera d’ailleurs difficile de faire totalement l’impasse sur les caractéristiques du héros, même si on se gardera d’en faire le point central de la séquence puisque ce thème est traité en 5ème dans le cadre de l’étude du registre épique. Il sera cependant opportun de poser quelques jalons. De même, cette séquence entre en résonance avec l’objet d’étude « résister au plus fort : ruses, mensonges et masques ». Toutefois, dans le programme, « le plus fort » est envisagé dans un rapport de pouvoir, une dimension sociale et politique, ce qui n’est pas le cas des monstres de l’Odyssée.

Plan de la séquence 6ème L'Odyssée, le rusé Ulysse et les monstres

1. Définir la monstruosité

Chimère d'Arezzo

La Chimère d’Arezzo, vers 400 av. J.-C., Musée archéologique national de Florence

Qu’est-ce qu’un monstre ? Ce concept est plus complexe qu’il ne le paraît et il mérite qu’on s’y attarde.

Dans le cadre de l’enseignement d’histoire des arts, l’étude en classe de la Chimère d’Arezzo, une sculpture étrusque en bronze, permettra aux élèves de construire une première définition. Le monstre est une créature dont l’apparence n’est pas conforme aux lois de la nature. Il diverge de la norme du réel. D’ailleurs, l’adjectif chimérique est synonyme d’invraisemblable et d’imaginaire.

Cependant, il n’y a qu’à se figurer Pégase, le mythique cheval ailé, qui aida justement Bellérophon à vaincre la Chimère, pour s’apercevoir qu’une telle définition est insuffisante. De même, l’engouement actuel pour les licornes, emblématiques chimères médiévales, témoigne du fait que nous ne voyons pas nécessairement de monstruosité dans un animal imaginaire. Certaines créatures peuvent même nous séduire, nous fasciner.

Mais pourquoi alors la Chimère d’Arezzo nous semble-t-elle évidemment monstrueuse ? Et les élèves ne s’y tromperont pas. Il faut sans doute chercher du côté des sentiments que nous inspirent les monstres : dégoût, peur, horreur… La sculpture présente en effet un animal effrayant, agressif, prêt à combattre. Qui aurait envie de la caresser ? On est loin du gentil cheval ailé auquel on offrirait bien un morceau de pomme…

Le monstre a donc une essence négative. Le héros, lui aussi, diverge de la norme, l’outrepasse, mais à la différence du monstre il la sublime. Il est plus vertueux, plus fort, plus courageux, plus intelligent… Mais il n’est pas pour autant monstrueux.

En fait, la monstruosité se caractérise par un écart vis-à-vis d’un idéal moral et esthétique. Là où les choses se compliquent, c’est que la laideur ne signifie pas absence de vertu, de même qu’une apparence séduisante peut dissimuler une ignoble cruauté. On pourrait même dire une inhumaine cruauté. Le monstre est ainsi ce que l’humain met à distance, ce qu’il n’accepte pas, ce qui met en danger l’humanité. Dès lors, penser le monstre, c’est penser l’humain et plus largement la perception humaine du monde.

L’étymologie de « monstre » confirme cette réflexion. En latin, monstrum désigne tout ce qui est en dehors de la nature mais aussi tout ce qu’on ne peut que « montrer » pour alerter les autres. Face aux dangers que représente le monstrum, le groupe humain doit se souder et faire front.

2. Typologie des monstres dans l’Odyssée

La lecture analytique d’extraits de l’Odyssée peut permettre aux élèves de 6e d’appréhender ce concept de monstruosité. L’épopée antique présente en effet une riche typologie de monstres.

Charybde et Scylla : les monstres marins

Les monstres marins Charybde et Scylla sont des archétypes. Ces créatures imaginaires, à la fois difformes et violentes, sont si monstrueuses que personne ne semble pouvoir les dompter, pas même les dieux.

Personne ne se réjouit à la vue de ce monstre terrible, pas même un dieu !

Circéprévenant Ulysse au sujet de Scylla. (Chant XII)

Qu'il ne t'arrive donc point de passer en ces lieux lorsque Charybde absorbe les eaux de la mer; car nul ne pourrait t'arracher à la mort, pas même le puissant Neptune.

Circéprévenant Ulysse au sujet de Charybde. (Chant XII)

Polyphème : le cyclope cannibale

Mais d’autres créatures permettent d’explorer plus profondément le concept de monstruosité.

Ainsi, quand Ulysse accoste sur l’île des cyclopes, il est curieux de rencontrer Polyphème. Il se demande si ce géant anthropomorphe lui fera bon accueil. Malgré son apparence monstrueuse, par sa taille et son unique œil, le héros a d’abord la naïveté de croire que le comportement du Cyclope sera régi par les principes humains. Il invoque même le respect des dieux et de la religion. Cet épisode permet d’explorer les frontières entre monstre et humain. Polyphème semble proche de nous : il a un métier, pratique l’élevage, fait des fromages, prend soin de ses animaux, apprécie un bon vin… Mais très vite il bascule dans la monstruosité en se révélant cannibale.

On peut rapprocher le cyclope d’un autre monstre : l’ogre. Comme les enfants des contes, les compagnons d’Ulysse sont attirés dans la caverne par la nourriture. Ils s’y retrouvent prisonniers et confrontés à un monstre qui veut les manger. Et, comme dans les contes, ils sont sauvés par le héros grâce à la ruse.

Circé : la dangereuse séductrice

Angelica Kauffmann, Circé faisant des avances à Ulysse, 1786

La ruse n’est cependant pas l’apanage du héros. Au cours de son voyage, Ulysse rencontre Circé, une déesse experte en drogues et poisons, qui a tout d’une sorcière avec ses potions et sa baguette.

Hermès met en garde le héros : la magicienne Circé est redoutable et elle usera de ses charmes pour endormir sa méfiance.

Ce personnage est particulièrement intéressant car son apparence est véritablement humaine. Toutefois, ses actes sont monstrueux. Elle n’hésite pas à métamorphoser les compagnons d’Ulysse en porcs, alors que ceux-ci ne représentaient pas un danger. Elle les enferme, les garde prisonniers et les maltraite. Les élèves pourront s’interroger : Circé est-elle un monstre ? En quoi est-elle effrayante ? séduisante ? Agir de manière monstrueuse fait-il de nous un monstre ?

Le questionnement est d’autant plus complexe que Circé libère finalement les marins et vient en aide à Ulysse en lui donnant des informations sur les épreuves qui l’attendent. Elle cesse d’être une adversaire pour devenir une alliée, rendant perméable la frontière qui sépare la monstruosité de l’humanité.

Les Sirènes : les chimères humaines

Parmi ces épreuves que doit encore affronter Ulysse, il y a celle du chant mélodieux des Sirènes.

Là encore, les apparences sont trompeuses. Derrière la douceur affichée, les Sirènes se révèlent cannibales, elles aussi, comme en témoignent les os et les lambeaux de chair qui les entourent. Ces créatures, mi-femmes mi-oiseaux, brouillent également la frontière du monstre et de l’humain. Elles sont des chimères humaines, clairement monstrueuses sur le plan moral. Cependant, leur chant joue sur les émotions de leurs victimes. Elles se montrent compatissantes et promettent le bonheur pour mieux piéger leurs proies.

Elles représentent un terrible danger. Ulysse le sait bien mais il ne peut résister au désir de les entendre. Aveugle, ou peut-être sourd, à leur monstruosité, le héros est pleinement fasciné par ces créatures.

John William Waterhouse, Ulysse et les Sirènes, 1891

3. Ulysse : un héros épique

Sans entrer dans le détail des caractéristiques du registre épique, une séquence didactique sur l’Odyssée donne l’occasion d’aborder avec les élèves la notion de héros. On pourra par exemple souligner les qualités exceptionnelles d’Ulysse : force, courage, piété, prudence, intelligence et ruse… Très souvent, le texte fait apparaître Ulysse comme un modèle pour ses compagnons. Les élèves comprendront donc aisément que la figure du héros était dans la Grèce antique un exemple à suivre pour les citoyens.

Henri-Paul Motte, Le cheval de Troie, 1874

On pourra aussi demander aux élèves d’expliciter les ruses utilisées par Ulysse. On travaillera ainsi la représentation mentale. La compréhension de ce qu’on lit nécessite en effet une capacité à se figurer la scène et à rétablir un ordre chronologique, tout en intégrant parfois des éléments implicites, voire culturels. En outre, notre imagination déborde parfois et ajoute des éléments qui ne sont en réalité pas dans le texte. Pour les lecteurs aguerris, la représentation mentale se construit automatiquement mais pour les autres l’exercice n’est pas si simple, surtout s’ils ont par ailleurs des lacunes lexicales ou des difficultés de décodage et de fluence.

On pourra également enrichir le vocabulaire des élèves en pratiquant des relevés de champs lexicaux propres au registre épique : la peur, la violence, le combat…

Enfin, en lectures cursives ou en s’appuyant sur un dossier documentaire, on ne manquera pas d’évoquer d’autres épisodes fondateurs de l’Iliade et de l’Odyssée qui ne font pas intervenir les monstres : l’enlèvement de la belle Hélène, la ruse du cheval de Troie, le retour d’Ulysse à Ithaque, le massacre des prétendants de la fidèle Pénélope…

4. Découvrir la culture gréco-romaine

Paul Jourdy, Homère chantant ses vers, 1834

Cette séquence est également l’occasion de faire découvrir la culture gréco-romaine aux élèves et peut-être susciter ainsi des vocations de latinistes et d’hellénistes… N’oublions pas que les élèves de 6e auront en fin d’année la possibilité de demander à suivre l’enseignement de latin. Cette séquence peut d’ailleurs être l’occasion de solliciter une intervention de votre collègue de lettres classiques pour une initiation à la langue latine.

Par ailleurs, on peut organiser une séance de travail sur les familles de mots et sur l’étymologie.

Enfin, cette séquence pédagogique est aussi l’occasion idéale de travailler la recherche documentaire en proposant aux élèves de réaliser des exposés sur la vie quotidienne dans l’Antiquité ou bien sur les dieux et les héros. Ces sujets ont toujours beaucoup de succès et on est souvent surpris de l’étendue des connaissances de certains élèves en matière de mythologie.

Mathieu

Après avoir été professeur de lettres classiques pendant 11 ans, je suis devenu auteur de livres numériques en auto-édition. Par ailleurs, je publie sur ce blog des articles en lien avec l’histoire littéraire et la didactique des lettres.