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Gordon Grant, Veux-tu, oui ou non, nous parler de la Mort Rouge ?, 1915

En classe de 3ème, le programme de français recommande l’étude d’un récit d’anticipation qui doit être lu dans son intégralité par les élèves. Cette séquence s’inscrit dans le cadre du questionnement complémentaire « progrès et rêves scientifiques ». Il s’agit d’interroger la relation ambivalente qu’entretient l’homme à la science, tantôt louant le confort qu’elle lui apporte, tantôt blâmant ses dangereuses dérives. Comment les écrivains imaginent-ils notre rapport à la science dans le futur ? Nous permettra-t-elle de progresser et de réaliser nos rêves, même les plus fous ? Ou, au contraire, causera-t-elle notre perte ? Devrions-nous au fond nous méfier de la science, voire nous passer d’elle ? Mais que deviendrait l’humanité sans la science ? Jack London explore cette voie dans son récit d’anticipation La Peste écarlate, qu’il a écrit en 1912. Il imagine qu’une pandémie a décimé l’humanité au début du XXIe siècle. Dès lors, dans un monde postapocalyptique, un vieillard, qui fut professeur de littérature à l’Université de Californie, tente d’expliquer à ses petits-fils l’intérêt de l’instruction et le confort que peut apporter la science à l’humanité. En tant que dernier survivant d’une civilisation disparue, la nôtre, il s’est donné une mission : conserver dans une grotte des ouvrages scientifiques et la clé de l’alphabet. Il espère qu’ainsi les générations futures pourront un jour redécouvrir toutes les inventions formidables de notre civilisation. Mais ses petits-enfants restent dubitatifs. Ils considèrent leur grand-père parfois avec mépris, parfois avec amusement. Il faut dire que leur vocabulaire est pauvre, qu’ils ne connaissent que la violence et se préoccupent surtout de survivre dans un monde devenu hostile.

Plan de la séquence 3ème : La Peste écarlate, un récit d'anticipation

1. Le récit d’anticipation postapocalytipque

Récit d’anticipation et science-fiction

La fiction d’anticipation est un genre littéraire qui regroupe des récits spéculatifs dont l’action se déroule dans un futur que l’auteur s’attache à rendre vraisemblable. Ainsi, pour construire sa diégèse, l’auteur utilise des éléments de sa réalité contemporaine qu’il extrapole. Le récit d’anticipation se distingue donc de la science-fiction car il ne repose pas nécessairement sur des innovations scientifiques ou techniques imaginées par l’auteur. En outre, le cadre diégétique des œuvres de science-fiction est plus large : l’action peut se dérouler dans un passé fictif, dans le présent ou bien encore dans un monde parallèle. Par exemple, le space opera cinématographique La Guerre des étoiles se déroule « il y a bien longtemps, dans une galaxie très lointaine »…

L’ancrage dans une réalité contemporaine des récits d’anticipation leur confère d’ailleurs quelquefois, a posteriori, une dimension quasi prophétique. « Jules Verne l’avait prédit », « C’est exactement comme dans 1984 d’Orwell » peut-on parfois entendre…

Gordon Grant, L’exode commença vers les campagnes, 1915

Au cours du XXe siècle se développent des récits d’anticipation qu’on qualifie de postapocalyptiques car ces fictions se déroulent dans une époque future qui vient après un événement cataclysmique. Cette catastrophe peut être nucléaire, sanitaire, climatique, économique ou bien encore politique. Elle est cependant toujours d’une extrême intensité et aboutit à la destruction de notre civilisation occidentale.

On voit là l’empreinte d’un siècle au cours duquel l’humanité a enduré deux guerres mondiales et a pris conscience qu’elle représentait un danger pour elle-même. Accidents nucléaires, pandémies, terrorisme, scandales sanitaires, armes bactériologiques, réchauffement climatique… Les menaces se multiplient et deviennent des préoccupations, voire des angoisses, collectives dont s’emparent les auteurs. Ils envisagent les pires scénarios pour alerter les lecteurs en leur donnant à voir ce qu’il s’agit d’éviter. Ces fictions rencontrent un véritable succès populaire comme en témoigne le nombre croissant de films et de séries qui appartiennent à ce genre. L’humanité imagine sa propre destruction et, comme résignée devant cette fatalité, elle anticipe les ravages écologiques de la société industrielle, ravages qu’elle considère de plus en plus comme inéluctables.

De l’apocalypse à la post-apocalypse

La fiction apocalyptique n’est cependant pas un phénomène récent. Par exemple, on retrouve le récit du Déluge dans de nombreuses mythologies antiques. De même, lorsqu’on évoque l’Apocalypse, on se réfère généralement à un épisode biblique du Nouveau Testament, raconté par saint Jean. Ce texte annonce, dans un langage symbolique, une lutte eschatologique entre le bien et le mal qui aboutira à la naissance d’un monde nouveau, un nouvel Âge d’or.

On le voit, ces récits apocalyptiques sont à la fois symboliques et prophétiques. Le terme « apocalypse » vient d’ailleurs du grec ancien « ἀποκάλυψις » qui signifie « dévoilement » ou « révélation ».

Comme l’apocalypse, dans la Bible, désigne la fin de notre monde, le mot est peu à peu devenu synonyme de fin du monde, puis par extension de catastrophe.

Ce glissement sémantique est intéressant car il révèle une différence entre ces récits antiques et les fictions contemporaines. Les récits apocalyptiques reposaient sur une rupture, un anéantissement du monde. Au contraire, les récits postapocalyptiques n’attribuent pas une dimension eschatologique aux événements apocalyptiques. Ils inscrivent leurs diégèses dans la continuité de notre réalité contemporaine. La catastrophe, en faisant basculer le présent dans un passé obsolète, marque plus un changement d’ère qu’une rupture radicale. Elle n’est pas une fin du monde car il y a encore des survivants, un futur après. C’est plutôt la fin d’un monde.

Gordon Grant, Le Chauffeur la battit et elle devint son esclave, 1915

À la civilisation contemporaine succède une période de chaos qui précède un nouvel équilibre que l’humanité doit trouver. Pour cela, des héros, qui incarnent le bien, généralement nostalgiques de l’ancien monde, doivent affronter des hommes brutaux qui entendent dominer le reste de l’humanité par la violence et la force. Les héros sont nostalgiques mais il ne s’agit pas pour autant de louer, ni de reproduire, une civilisation évidemment imparfaite puisqu’elle portait en elle les conditions de sa propre destruction : inégalités sociales, violences, hubris, pillage des ressources naturelles… Le survivant doit prendre du recul, comprendre ce qui a mené la civilisation à sa destruction et tenter de bâtir un monde meilleur.

On comprend alors que le récit postapocalyptique repose certes sur une catastrophe mais aussi sur une révélation : l’objectif étant de déclencher une prise de conscience chez le lecteur.

2. L’apocalypse, et après ?

L’humanité face à elle-même

Le récit postapocalyptique évoque notre civilisation contemporaine et occidentale comme un souvenir qui survit parfois dans la mémoire des personnages les plus âgés mais aussi à travers des reliques matérielles. Ainsi, l’incipit de La Peste écarlate est intitulé « Sur l’antique voie ferrée ». On y découvre la description d’une voie ferrée désaffectée où la nature a repris ses droits. Les personnages, un vieillard et son petit-fils, se fraient un chemin au milieu d’une végétation dense et croisent la route d’un ours. Ils se mettent à l’abri puis, une fois le danger passé, le grand-père nous apprend que l’action se déroule à proximité d’Ocean Beach à San Francisco. De toute évidence, il ne reste que des vestiges de la ville. L’enfant semble ignorer ce qu’est l’argent. La monnaie n’a d’ailleurs plus de valeur puisque le dollar qu’il a trouvé par terre est « tout bossué et terni ».

Tous deux rejoignent ensuite les autres petits-fils du vieillard. Les jeunes gens demandent alors à l’Ancien de raconter la catastrophe dont il a été le témoin : une terrifiante pandémie qui a décimé l’humanité. Au fil du récit, on découvre que ce cataclysme est encore un traumatisme pour le vieil homme : sa pensée s’emmêle, les digressions sont nombreuses, il s’arrête fréquemment pour pleurer… Il émaille son récit de commentaires, notamment sur les injustices sociales de l’ancienne civilisation. Il souligne qu’elles furent le terreau de la violence qui éclata dans le monde postapocalyptique alors que davantage de solidarité aurait pourtant été nécessaire.

En effet, le récit postapocalyptique n’est pas un simple divertissement. Il explore les lacunes et les angoisses de notre propre société. L’auteur cherche ainsi à alerter, à pousser le lecteur à agir. On trouve fréquemment dans ces récits spéculatifs une dénonciation de la société de consommation et du capitalisme. Les auteurs soulignent que notre système économique épuise les ressources, provoque une crise climatique et contamine l’environnement. Ils peignent des futurs où les inégalités sociales sont exacerbées par les pénuries alimentaires et énergétiques. Les conséquences envisagées sont quelquefois sociales et politiques : asservissement des populations, mise en place de ghettos, ségrégation, dictature…

Ainsi, les auteurs de fictions postapocalyptiques critiquent nos mœurs et notre éthique. Ce qui les intéresse n’est pas la catastrophe en elle-même mais ce qui la suit, ses conséquences, ce qu’elle révèle de l’humanité et de la société. La civilisation est détruite. Ses valeurs, ses règles et ses tabous semblent donc obsolètes. Cette tabula quasi rasa est un terrain propice à l’exploration de la nature humaine et au questionnement existentiel.

Hostilité et régression

Le grand-père de La Peste écarlate semble bien inadapté à ce nouveau monde. Il ne peut que constater, impuissant, que ses petits-fils ont sombré dans la violence et l’obscurantisme. Lui, l’ancien professeur de l’Université de Californie, homme lettré, fait figure d’exception dans un monde où la brutalité est devenue une règle commune, justifiée par un environnement devenu dangereux et la nécessité de survivre.

Gordon Grant, Je me mis en route avec mon cheval, mes chiens et mon poney, 1915

Dans le monde postapocalyptique, l’autre est souvent un danger. On ne sait jamais si on peut lui faire confiance et il vaut mieux l’éviter. Les personnages postapocalyptiques sont donc souvent condamnés à la solitude et à la fatigue. Ils errent, seuls ou au sein d’un groupe restreint, dans un monde dévasté, au milieu d’une nature hostile, essayant simplement de survivre un jour de plus. Le récit d’anticipation postapocalyptique se mêle d’ailleurs parfois au genre de la robinsonnade. Comme l’humanité n’est plus organisée en société, les personnages n’ont plus accès à la technologie et au confort moderne. On assiste donc à une régression que les auteurs soulignent en empruntant des éléments, notamment vestimentaires ou architecturaux, au Moyen Âge et à la préhistoire. Ainsi, les personnages de La Peste écarlate sont vêtus de peaux d’animaux qu’ils ont chassés avec leurs arcs.

3. Le personnage postapocalyptique

Animalisation et brutalisation

Gordon Grant, Lentement, le jeune garçon ajusta la flèche sur son arc, 1915

Le grand-père de La Peste écarlate est une figure singulière dans le récit de Jack London. Il appartient à l’ancien monde, le nôtre. Il utilise un vocabulaire riche, parfois soutenu, ce qui a pour conséquence que ses petits-fils ne le comprennent pas toujours et se moquent de lui. Ses valeurs aussi le distinguent des autres car il n’a pas cédé à la brutalité. Ainsi, il est horrifié quand ses petits-fils récupèrent les dents d’un squelette humain pour fabriquer des colliers.

Dans le monde postapocalyptique, l’être humain est un survivant qui erre entre la vie et la mort. Il apparaît diminué et sale, portant souvent des guenilles. Son quotidien est rythmé par la recherche d’abris et de nourriture. Il fréquente peu les autres humains et a donc peu d’occasion de communiquer. Aussi, son vocabulaire s’appauvrit. Le personnage postapocalyptique est donc animalisé. Parfois, il n’a même plus de prénom. On le désigne alors par une caractéristique physique ou une onomatopée. Par exemple, dans La Peste écarlate, les petits-fils se nomment Bec-de-Lièvre et Hou-Hou.

Le bien contre le mal

Gordon Grant, J’ai réuni beaucoup de livres dans la grotte, 1915

La civilisation ayant été détruite, l’anarchie s’impose. Très vite, certains survivants tentent de dominer les autres en usant de la violence et de la force. Comme il n’y a ni solidarité, ni empathie, ni respect d’autrui, le chaos s’installe. L’autre devient alors un danger : homo homini lupus est.

Le héros postapocalyptique est cependant généralement porteur d’un espoir. Il laisse entrevoir une fin optimiste car il est nostalgique des valeurs de l’ancien monde et affronte les partisans du désordre et de la violence. Il peut cependant être parfois confronté à un conflit intérieur, tiraillé entre une nécessaire brutalité et une fidélité aux règles du vivre ensemble.

Le héros, même si cela peut sembler dérisoire ou absurde aux autres, se donne une mission de gardien. Il entend préserver le souvenir et les valeurs d’une époque révolue. La mémoire joue alors un rôle important : il s’agit de se souvenir de la civilisation détruite mais aussi de raconter pour transmettre.

Mathieu

Après avoir été professeur de lettres classiques pendant 11 ans, je suis devenu auteur de livres numériques en auto-édition. Par ailleurs, je publie sur ce blog des articles en lien avec l’histoire littéraire et la didactique des lettres.